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Adieu ma banlieue 2 : la mémoire ouvrière du Val-de-Seine

Dernière mise à jour : 3 avr. 2022

A l’heure où les travailleurs sont plus divisés moins syndiqués que jamais, on assite à une destruction des lieux industriels du Val-de-Seine. S’agit-il d’un effacement mémoriel conscient de la part des communes ? Une manière de faire oublier que ce territoire accueillait des luttes collectives ?

Sortie d'usine lors des grèves de 1936


Quand on se balade sur les quais de la Seine entre Meudon et le Parc André Citroën, on croise de nombreux joggeurs, des familles, des banquiers en pause déjeuner... Mais en levant les yeux on remarque année après année la destruction de bâtiments insignifiants, mais symboliques, montrant que la population de cette rive gauche du fleuve, n'a pas toujours été aussi homogène qu'elle ne l'est maintenant: garages, pavillons ouvriers, bars PMU. Après les usines, les espaces de loisirs populaires, globalement tous les lieux de sociabilisation que fréquentaient les ouvriers passent sous les bulldozers.


On connaît le département des Hauts-de-Seine et ses coteaux bourgeois, mais moins sa population ouvrière. En cinquante ans, la périphérie parisienne s’est considérablement enrichie: en jouant sur le cadre de vie agréable que procure la vie en banlieue, la boucle de la Seine entourant Boulogne attire un déversoir de parisiens aisés originaires du proche 16e arrondissement. J'ai récemment regardé une émission sur l'immobilier de luxe et n'ai pas été surprise de constater que ce que les agents appellent "triangle d'or" se trouve entre Boulogne, Meudon et Issy-les-Moulineaux (nommé Boulogne, par l'émission, car plus connu pour être aisé). Forcément, cette population bourgeoise, tout droit venue de Paris et cherchant à obtenir un bien immobilier cher, pour le revendre encore plus cher, préfère rester aveugle face au passé ouvrier de leurs communes d'accueil. La présence d’usines ne correspond ni au mode de vie des habitants actuels, ni à l'image qu'ils veulent renvoyer: une jolie vitrine de privilèges. Petit tour d'horizon, au fil de l'eau:


BOULOGNE-BILLANCOURT

Billancourt, 1929-2019. "Quand Billancourt tousse, la France s'enrhume"


Par effacement mémoriel, j’entends mémoire des grèves notamment. Les emblématique usines Renault installées sur l’île Seguin et le trapèze de Billancourt représentent le parfait mythe des mouvements sociaux et des grèves. Après la mobilisation de juin 1936, les ouvriers obtiennent la semaine de 40 heures, les congés payés, une amélioration des salaires et la reconnaissance des délégués ouvriers. En mai 1968, les ouvriers des usines de Billancourt se sont joints aux étudiants de Nanterre. À part cela, peu de remous syndical à Billancourt, mais un véritable récit collectif sur les avancées sociales par la grève. Il n’en fallait pas moins vouloir effacer toute trace de l'existence des usines.


Concrètement, que reste-t-il de Billancourt? Absolument rien ! Sur l'île Seguin, le projet de garder le fronton en béton estampillé Renault n’a pas abouti. À peine un petit panneau explicatif constitue un seul point mémoriel. Sur l'île Seguin, à la place du paquebot, un bunker en béton brut surplombé d’une énorme pastèque en verre à l’intérieur duquel Juliette Armanet donne des concerts, la Seine Musicale, supposé être un lieu à rayonnement important (oui, oui, je parle aussi de l'énorme écran du fronton qui nous aveugle à 15km à la ronde). Du côté du trapèze se dresse maintenant un énorme éco-quartier et le siège social de Renault.


ISSY-LES-MOULINEAUX

La halle Gustave Eiffel d'Issy-les-Moulineaux, remontée et déplacée pour laisser place à la construction du nouveau siège social d'Orange


Issy les Moulineaux a connu en l’espace de trente ans, une métamorphose hallucinante. Petite, je voyais ces deux cheminées fumantes en bordure de Seine. Dix ans plus tard, un écoquartier s’est installé sur les cendres encore chaudes de l’usine d’incinération des déchets. Sur l’île Saint-Germain, entre deux maisons d’architecte à dix millions d’euros, il est possible de trouver un tout petit pavillon ouvrier et un vieux bar PMU condamné avec des parpaings. Un habitant du coin a documenté cette transformation depuis 1989 : les photographies sur son blog sont juste saisissantes !


Je ne dis pas que tout passé industriel a été renié. Issy les Moulineaux se vante bien d’être le lieu d’où Henri Farman a effectué le premier vol avec passager en 1908. Ce que la ville ne met pas en avant, c’est le profil des habitants : qui dit industries dit ouvriers, or ceux-ci n’ont pas leur place dans le récit commun de la ville. Sur son site, la mairie se réjouit de changements démographiques. Pourquoi d’ailleurs mentionner les ouvriers qui ont fait et habité la ville, alors qu’elle cherche à accueillir une population tertiaire très spécifique, dans une ville, qui contrairement à Neuilly ou Saint-Cloud, n’avait pas une vocation bourgeoise. Citons la page internet de la ville « Des entreprises du secteur tertiaire sont venues remplacer les sociétés industrielles et polluantes d’antan. Riche de […]800 entreprises actives dont plus de 50% dans les secteurs de la communication et des technologies de l’information, la Ville a su créer un cadre économique performant. » Je l’accorde, le cas d’Issy est extrême, puisque la ville est connue pour être un temple du tertiaire, surtout grâce à la concentration de médias dans le périmètre de la commune.


On ne reconnaîtrait même pas le bas Meudon


La fin de l’histoire

La mémoire ouvrière, sur fond de mémoire des luttes collective ne fait donc plus partie du récit commun dans les Hauts-de-Seine. La destruction systématique des lieux de travail et de socialisation ouvrière s’explique aussi par un prix du foncier archi élevé, et une architecture industrielle qui, contrairement aux usines textiles du nord de la France, n’attirent pas les projets gentrifiant ou valorisants. Les usines du Val-de-Seine ne sont pas devenues patrimoine ; le département, qui concentre la majeure partie des activités économiques de haut niveau, n’a pas souhaité ancrer une identité ouvrière. A Billancourt, on a remplacé un symbolique empire capitaliste, celui de Louis Renault et de ses usines à la chaîne, par un autre empire capitaliste, celui de la culture inaccessible pour une partie de la population: une manière de montrer que seule une certaine catégorie sociale y est acceptée.


Ce que je remarque, c’est l’urgence de cet effacement mémoriel volontaire par les acteurs locaux et nationaux, la peur de réanimer des souvenirs de grèves, de syndicats et d’avancées sociales. L'île Seguin est restée une vingtaine d'année en friche, une élue communiste a proposé la création d'un musée de l'immigration sur l'île*, dont les ouvriers étaient beaucoup issus, François Pinault a même eu des vues sur l'île pour installer sa fondation d'art, avant de se rétracter. Puis, le projet de la Seine Musicale a été soumis, et n'a pas traîné.


Les Hauts-de-Seine sont à présent tertiarisés, avec des emplois archi compétitifs où l’individualisme est roi et où la moindre dissension entraîne un licenciement. On est très loin des grèves pour l'obtention d'avancées sociales. Il a fallu moins d’un siècle pour que l’industrie disparaisse totalement, et avec cette industrie, les groupes de travailleurs dotés d’une conscience de classe. D'une certaine façon, l'aménagement du Val-de-Seine ces trente dernières années tend faire oublier qu'un jour, il y a longtemps, l'ouvrier/ l'employé avait une voix, et pouvait exiger un minimum de dignité.


Pour montrer une reconnaissance envers ceux qui ont rendu possible l’âge d’or industriel en France, et pour assurer la perduration de la mémoire ouvrière et des luttes, je défends l’idée proposée par Marguerite Duras dans Ecrire, celle d’un « mur de prolétariat », portant le nom de chaque ouvrier ayant travaillé dans les usines de Billancourt :


« Il s’agirait de consigner les noms et prénoms de toutes les femmes et de tous les hommes qui ont passé leur existence entière dans cette usine nationale de renommée mondiale. Cela depuis le début du siècle, depuis la fondation des usines Renault à Boulogne-Billancourt.

[…] On devrait atteindre le chiffre d’une grande capitale. Aucun texte ne pourrait contrebalancer ce fait du chiffre, du travail chez Renault, la peine totale, la vie.

Pourquoi je veux faire cela ?

Pour voir ce que ça ferait en tout, un mur de prolétariat.

Ici l’histoire, ça serait le nombre : la vérité c’est le nombre.

Le prolétariat dans l’innocence la plus évidente, celle du nombre.

La vérité, ce serait le chiffre encore incomparé, incomparable du nombre, le chiffre pur, sans commentaire aucun, le mot. »


Doc

https://carolinepochon.com/les-hommes-de-billancourt/ -> si quelqu'un arrive à retrouver ce documentaires sur les ouvriers de Billancourt, je suis preneuse

*« Si on doit construire quelque chose sur les terrains Renault, ce doit être un lieu qui rende hommage à la mémoire ouvrière. Loin de renforcer le communautarisme, cette idée rassemble immigrés et non-immigrés qui ont participé à la construction de la France. »

https://blog.dehesdin.com/2013/02/12/issy-les-moulineaux-de-1989-a-aujourdhui/

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